1

Wroclaw. Pologne.

 

Jusqu’aux singes, Juliette n’avait rien ressenti. Ou presque.

Il faut dire que tout avait plutôt bien commencé. Le laboratoire était exactement situé à l’adresse indiquée par Jonathan. Et, en contournant le bâtiment par la gauche, Juliette avait tout de suite repéré la porte de secours, malgré l’absence d’éclairage. La serrure n’opposa aucune résistance à l’action du pied-de-biche. Dans l’obscurité, elle atteignit à bout de bras le boîtier électrique et actionna l’interrupteur. Brutalement, la lumière blanche des néons inonda l’animalerie.

La seule surprise était l’odeur. Juliette s’était préparée à tout sauf à cet écœurant mélange de fourrure sale, d’excréments et de fruits blets. Heureusement, sitôt la lumière allumée, la puanteur avait diminué, comme si elle s’était réfugiée sous les cages, au ras du sol, avec les ombres. Juliette avait haussé les épaules. Il lui fallut tout de même quelques instants pour calmer sa respiration et vérifier qu’elle n’avait pas déchiré ses gants.

Ensuite, elle s’était avancée vers les cages.

Jonathan n’avait rien pu lui dire sur leur emplacement. Selon les besoins de l’expérimentation, les animaux changeaient souvent de place. Leur nombre aussi variait. Certains étaient sacrifiés ; d’autres venaient les remplacer. On les répartissait par lots, en fonction des traitements qu’ils subissaient. Près de l’issue de secours, qui était restée grande ouverte sur la nuit, deux cages superposées contenaient des chats. Ils semblaient encore en bon état. Dès que Juliette avait entrouvert leur porte, ils bondirent dehors et quittèrent la pièce en courant.

Elle n’avait pas eu le temps de se réjouir pour eux. Un coup sourd résonna dans les tuyaux gainés de plâtre qui logeaient au plafond. Immobile, Juliette écouta un long moment. Tout était de nouveau silencieux. « Il n’y a jamais personne dans le laboratoire au milieu de la nuit. » Les paroles de Jonathan étaient bien présentes dans son esprit. Mais pour se rassurer complètement, elle dut faire un effort pour se remémorer ses intonations, sentir son souffle dans l’oreille. Peu à peu, la confiance était revenue, plus forte que les bruits.

Alors, elle s’était attaquée aux rongeurs. Elle avait pensé qu’elle aurait affaire à des souris blanches, qui la dégoûtaient moins que les grises. Mais les bêtes qui grouillaient dans les longues cages plates n’étaient ni blanches ni grises. C’était des monstres, tout simplement. Certaines étaient sans poils, d’un rose écœurant, d’autres badigeonnées de vert, d’orange, de violet. Plusieurs rats avaient un regard vitreux, comme si leurs yeux énormes avaient été décolorés et vernis. Juliette se demanda un instant si la place de telles créatures était bien dans la nature. Elle imaginait des petites filles ouvrant leur armoire et tombant nez à nez avec de telles horreurs. À vrai dire, elle n’était pas prise au dépourvu par ces scrupules. Pendant la préparation de l’action, elle avait eu souvent l’occasion d’aborder la question avec Jonathan. Elle avait bien compris que la cause animale n’a rien à voir avec l’utilité des bêtes pour les humains. « Tous les êtres vivants ont des droits, qu’ils soient beaux ou repoussants, domestiques ou sauvages, comestibles ou non. » La leçon était assimilée. Elle avait ravalé son dégoût et laissé les rats aveugles disparaître vers l’extérieur, comme les chats avant eux. Elle s’était même efforcée d’en éprouver une égale satisfaction.

Mais maintenant, c’était le tour des singes. Et ils allaient soumettre les sentiments de Juliette à une épreuve autrement plus rude. Il y en avait cinq, tout petits, étonnamment humains dans leur mimique et leur regard. Ceux qui étaient enfermés deux par deux se tenaient enlacés comme de vieux couples. Quand Juliette les libéra, ils refusèrent de sortir. Elle était tentée d’aller les chercher au fond de leur cage mais elle se retint. S’ils l’avaient griffée ou mordue, ils auraient pu déchirer son gant et faire couler un peu de sang. Il ne fallait laisser aucune empreinte génétique. Elle leur laissa le temps de se décider et alla s’occuper du dernier animal.

C’était un petit ouistiti maigre qui tenait ses longs bras croisés sur le ventre. Son corps était intact, mais il avait, plantées dans le crâne, une dizaine d’électrodes. Elles lui faisaient comme la couronne de plumes d’un chef indien. Sitôt la cage ouverte, il bondit mécaniquement au-dehors et atterrit sur le sol carrelé de blanc. Il resta un long moment sans bouger, à fixer la porte extérieure ouverte. Un peu de vent s’était levé et se faufilait au ras du sol. La coiffe d’électrodes ondulait dans ce courant d’air. Juliette, qui avait bien résisté à l’horreur des animaux repoussants, se sentit moins assurée face à la détresse de cet être si familier. Des frissons agitaient ses petits membres. De lents battements de paupières recouvraient par intermittence son regard habité d’épouvante et de douleur. Juliette, que n’avaient arrêtée ni les risques, ni les obstacles, ni les bruits s’était immobilisée. Elle contemplait le parcours ultime de ce captif impossible à délivrer car il portait en lui les instruments de sa torture. C’était un apitoiement ridicule, elle le savait, un apitoiement sur elle-même avant tout. Mais il n’y avait rien à faire : ce petit singe exprimait toute la solitude et toute la souffrance qu’elle reconnaissait depuis des années comme siennes. C’était la même souffrance qui l’avait conduite jusque-là, dans cette tenue de camouflage serrée aux chevilles, dans cette cagoule noire étouffante, ces baskets trop grandes pour elle. Juliette perdait la notion du temps qui s’écoulait. Or le temps était une donnée essentielle pour la réussite de l’opération.

Soudain, le petit singe rassembla ses forces et se dressa sur ses pattes de derrière. Il fit deux pas vers la sortie puis, d’un coup, tomba sur le côté comme un jouet renversé. Des convulsions agitèrent son corps. Ses yeux se fermèrent, heureusement. Juliette se sentit délivrée du muet reproche que contenait son regard. Elle se secoua, prit conscience du temps et de l’urgence. Combien de minutes était-elle restée inerte ? Il était trois heures dix. Elle prit peur. Même si elle en avait fini avec les animaux, il lui restait encore beaucoup à faire. « La deuxième partie de ta mission a autant d’importance que la première. Souviens-toi bien de ça. » Et tout devait impérativement être terminé à quatre heures.

Elle posa le sac qu’elle portait sur le dos et sortit les deux bombes de peinture. Sur le grand mur, entre les deux principaux groupes de cages, elle commença à tracer, à un mètre cinquante environ du sol, la première inscription en lettres-bâtons et en noir : « Respectez les droits de l’animal. »

Elle revint vers le sac, et changea de bombe de peinture. En cursives rouges cette fois, elle écrivit, à bout de bras pour que les lettres s’étalent plus en hauteur que les précédentes : « Front de libération animale. » Elle répéta l’opération sur tous les murs avec d’autres slogans, en s’appliquant à glisser des fautes d’orthographe dans les inscriptions les plus hautes, pour tromper les enquêteurs. « S’il faut faire croire que nous sommes deux, pourquoi ne viens-tu pas avec moi ? » Quand elle avait posé cette question à Jonathan, elle s’en était voulu tout de suite. C’était le seul moment où elle avait discuté ses instructions. Il avait sèchement répondu que les ordres étaient d’exposer le moins de militants possible. Tant mieux ! Elle aurait été bien gênée qu’il soit là maintenant. C’était sa mission à elle. Et elle voulait l’accomplir seule.

Elle rangea les bombes de peinture dans son sac. Tout avait été remarquablement vite. Treize minutes à peine s’étaient écoulées depuis son entrée dans le laboratoire. Mais, sous l’effet de l’alerte et du danger, l’acuité de perception avait rendu ce temps plus long, plus dense. Juliette, depuis son enfance, était habituée à voir passer des années d’ennui comme des secondes. Elle savait aussi qu’à certains moments de sa vie, le contraire se produisait : les secondes pouvaient se dilater comme des années. Elle aimait cette impression de plénitude, ces moments d’accélération, même si elle avait appris aussi à les craindre. Et elle sentait que ce phénomène était en train de l’envahir.

La dernière phase était arrivée. Elle mit de grosses lunettes en plastique, du même modèle qu’utilisent les bûcherons pour éviter les éclats de bois. Dans sa main droite, elle serra le manche de la massette carrée qu’elle avait tirée du sac. L’outil en acier lui parut délicieusement lourd. Tout devait, à partir de là, tenir en moins de trois minutes.

Au fond de l’animalerie, une porte en verre donnait sur une pièce obscure. C’était le passage vers le laboratoire de recherche proprement dit. Les ordres de Jonathan étaient précis. « Pas le temps de finasser, maintenant. Tu frappes et tu cours. » D’abord la porte. Juliette abattit la massette sur le verre dépoli. Il se désagrégea d’un coup et tomba sur le sol comme un rideau de grêle. Elle vérifia qu’il n’y avait pas d’accroc à ses gants. Précautionneusement, elle enjamba le tas de gravats translucides et actionna l’interrupteur. Les longs néons suspendus s’allumèrent les uns après les autres, avec le bruit d’une corde d’arc qui se détend. Comme dans tous les laboratoires du monde, le décor était un mélange d’instruments compliqués et d’intimités humaines : photos d’enfants scotchées au mur, dossiers empilés, dessins humoristiques épinglés sur les paillasses. Une batterie de colonnes à chromatographie alignait ses tuyaux d’orgue à côté de la porte. « Commence à droite et fais le tour. » Juliette leva la massette et frappa l’appareil. De petites esquilles de verre et des gouttes de gélose blanchâtre éclaboussèrent ses lunettes et sa cagoule. Des jus poisseux collaient sur ses gants. Elle était séparée de toute souillure par l’équipement qui la protégeait. Mais surtout, une exaltation voluptueuse était venue avec le danger. Elle atténuait toutes ses perceptions sauf les bruits : éclatement du verre, fracas des tiges métalliques qui s’effondraient sur le sol.

La hotte à écoulement laminaire explosa sur la paillasse en faïence. Juliette progressait méthodiquement, cassait tout avec rigueur et compétence. « N’oublie pas l’analyseur de gène : il ne paie pas de mine, on dirait une vulgaire balance, mais c’est le truc le plus cher. » Elle abattit la masse sur le plateau brillant de l’appareil. Il n’y avait dans ses gestes ni rage ni agressivité. C’était presque une routine de destruction. Le plus étonnant était d’éprouver à quel point cette violence froide libérait l’esprit. Juliette se sentait à la fois sereine et excitée. Les idées, les souvenirs se bousculaient dans sa tête. Elle se tenait sur la lisière dangereuse entre deux précipices. Le rire, les pleurs, elle ne savait pas de quel côté elle allait tomber. La dernière fois qu’elle avait connu une impression semblable, c’était cinq ans auparavant, pendant une manifestation qui avait mal tourné. Elle était tombée par terre, on l’avait piétinée. Elle entendait des cris, sentait des coups. Pourtant, elle riait aux éclats, elle avait des larmes plein les yeux.

Autour d’elle, la grande pièce se couvrait de ruines. Le sol était jonché de débris de verre et de métal, inondé de liquides colorés. La menace du silence avait disparu, remplacée par une cacophonie joyeuse d’éclatements et d’explosions. Juliette sentait une profonde jouissance à imprimer ainsi sa marque sur le monde. Elle qu’on décrivait d’ordinaire en soulignant sa douceur, son effacement, sa timidité, voyait tout à coup son être profond se révéler dans la gloire éphémère d’une métamorphose, comme une larve à laquelle, soudain, auraient poussé d’immenses ailes.

Un implacable compte à rebours avait commencé.

Malgré l’isolement du bâtiment, le vacarme n’allait pas tarder à alerter quelqu’un dans le voisinage. Juliette se força à ne pas accélérer. Elle continua d’agir avec méthode. Jonathan le lui avait recommandé. Surtout, elle ne voulait pas écourter son plaisir.

Enfin, elle rejoignit la porte par où elle était entrée ; elle avait fait le tour de la pièce en brisant tout sur son passage. Seule restait intacte une grande armoire réfrigérée. Deux petites diodes clignotaient en haut et à droite de la façade émaillée. À l’intérieur du grand réfrigérateur, les fioles bien alignées étaient étiquetées en bleu ou en jaune. Un seul flacon était marqué en rouge. Juliette le prit et le plaça dans un étui de téléphone portable bien rembourré. « Casse le reste. » Elle donna un dernier coup, violent et bien ajusté, dans les plateaux de verre de l’armoire réfrigérée. Les flacons explosèrent et leurs contenus coulèrent par terre.

Alors, elle prit conscience que l’opération était terminée. Elle contempla autour d’elle la pièce saccagée. Un froid intérieur la gagna tout entière et elle frissonna. Elle resserra son col d’un geste machinal. Une irrépressible envie de s’enfuir la saisit. Mais il restait encore quelque chose à faire. Elle pensa à la chaussure et la sortit de son sac à dos. C’était un gros soulier d’homme, avec des dessins en zigzag sur la semelle. Elle choisit une flaque rosée sur le sol et imprima l’empreinte de la chaussure sur sa surface poisseuse, presque sèche. Puis elle la replaça dans le sac et en enfila les bretelles. Un silence effrayant pesait maintenant sur les décombres. Elle quitta le laboratoire et retraversa l’animalerie, secouée par un haut-le-cœur. Le petit singe, toujours couché sur son flanc, tenait maintenant ses yeux grands ouverts. Juliette l’enjamba sans le regarder. Après les souris, les chats et les hamsters, c’était à son tour de plonger dans la nuit fraîche, heureuse comme elle ne l’avait plus été depuis trop longtemps. Et elle éclata de rire.

Le Parfum D'Adam
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